Devoir de vigilance des entreprises et responsabilité sociale des investisseurs
Lionel Brun, Directeur délégué de Préfon en charge des affaires institutionnelles, a assumé la présidence du jury du Prix 2021 du « meilleur rapport de vigilance » du FIR (Forum pour l’investissement responsable), qui a récompensé cette année Orange et Air Liquide. Il revient sur cet exercice et la façon dont un acteur de l’investissement comme Préfon peut, pour exercer sa responsabilité sociale, s’inspirer à la fois des approches visant à limiter les risques sociaux et environnementaux des activités productives et de celles cherchant à renouveler leur modèle économique.
25 févr. 2022
Par construction, l’activité financière se fonde sur une disparition ; l’investisseur « disparaît » relativement de l’activité économique que son financement permet, puisqu’il ne la mène pas lui-même. Pourtant, cette activité d’investissement n’est pas en dehors de l’économie ni de la société.
Ce paradoxe crée une tension immédiate y compris morale pour l’investisseur, à laquelle il lui faut répondre. Historiquement, d’abord, s’est posée la question de l’utilité sociale de cet acteur économique, avec les restrictions très fortes apportées au crédit, en particulier au prêt à intérêt dans l’Europe du Moyen-Âge, qui ont été levées progressivement entre autres dans l’idée que le capital était investi au bénéfice de la société dans son ensemble. La modernité a ensuite vu naître des institutions à caractère financier ayant une finalité sociale propre, comme les caisses de retraite. Le décalage dans le temps entre financement et résultats maintient néanmoins une difficulté et souligne que l’investisseur ne peut se contenter d’attendre le flux financier retour sans s’interroger dans l’intervalle en termes d’utilité sociale. Bien que restant distinct des acteurs économiques financés, il doit s’assurer tout au long du lien qu’il entretient avec eux de leur utilité sociale, qui conditionne au moins en partie la sienne propre.
L’investissement socialement responsable, plutôt qu’une spécialisation ou pour certains un air du temps, se veut bien une réponse à ce dilemme essentiel des activités financières. Le fait que des investisseurs se penchent sur les rapports de vigilance de grands groupes à travers le prix du FIR s’inscrit dans cette perspective. Le modèle d’affaires des entreprises multinationales redouble le décalage dans le temps d’un éloignement dans l’espace, non seulement pour l’investisseur, mais aussi entre les structures donneuses d’ordre des entreprises et la chaîne de production. Face à ces rapports complexes, des dispositifs tels que la loi sur le devoir de vigilance des sociétés-mères participent à tisser des « réseaux de responsabilité » dans l’économie transnationale. Les acteurs financiers, les investisseurs représentés au sein du FIR, peuvent à leur tour s’appuyer sur ces réseaux dès lors qu’ils apparaissent suffisamment denses pour empêcher les dommages sociaux et environnementaux et les atteintes aux droits de l’Homme.
Une des manières de faire vivre ce dispositif est de promouvoir les bonnes pratiques, pour qu’elles en inspirent d’autres et soient elles-mêmes bientôt complétées par de plus avancées. Il pourrait être intéressant à terme de s’attarder sur la mise en œuvre du devoir de vigilance de sociétés de taille plus réduite que celles du CAC40, puisque même si les défis sont moindres, il peut y avoir tout autant de bonnes pratiques à reprendre. On constate au fil des années de mise en œuvre de la loi des améliorations concernant la mise en place d’indicateurs et l’intégration du degré de maîtrise des risques. Pour autant, le suivi effectif des plans doit nécessairement évoluer, avec des comptes rendus publics de mise en œuvre, notamment à travers des indicateurs de résultat. Il s’agit là d’un axe crucial, y compris pour les lauréats du prix du FIR, afin d’intégrer la vigilance aux opérations de production même. Un débat ouvert avec les parties prenantes sur la réduction des impacts sociaux et environnementaux négatifs identifiés y contribuera.
Même si elle ouvre une forme de dialogue, cette approche fondée sur la conformité aux normes pour circonscrire les risques sociaux et environnementaux des activités productives ne peut être la seule suivie. Parmi d’autres, l’affaire Orpéa est au moins un coup de semonce quant à la capacité de l’analyse extra-financière de canaliser a priori la responsabilité réelle des entreprises, soulignant les limites à la confiance qu’un investisseur peut placer dans une entreprise – au crédit qu’il peut donner à la performance sociale et environnementale qu’elle documente elle-même.
Sans même parler des cas de tromperie avérée ou d’impossibilité d’un échange franc, l’investisseur doit aller au-delà des discours et de la communication ; il doit se mettre en mesure d’identifier les entreprises, sinon vertueuses ou dont l’utilité sociale est démontrée, qui sont à même de renouveler leur modèle économique pour faire face aux enjeux sociaux et environnementaux contemporains. Autre perspective que nous envisageons au sein du FIR, la définition d’une mission d’entreprise peut être une façon de se prêter à ce test, en établissant des modalités de contrôle opposables et en orientant l’ensemble des activités vers des objectifs sociaux et environnementaux qui ne visent pas que le moindre dommage. De plus en plus, entre autres par ce biais, pour exercer pleinement leur responsabilité, les acteurs de l’investissement seront amenés à agir ensemble, à exprimer leurs attentes d’utilité sociale et à dire quand elles ne peuvent être remplies. Comme y invite le FIR, ils doivent eux aussi travailler avec les autres parties prenantes, notamment les représentants des salariés et de la société civile. C’est en s’emparant des nouvelles formes d’écoute et d’interpellation, en plus des outils de l’analyse que, de disparu, l’investisseur peut réapparaître en tant qu’acteur socialement utile.